LES ÉDITIONS DU 156

Morceaux choisis

LES ÉDITIONS DU 156

Morceaux choisis

GERTRUDE OU LES FORTUNES DE LA PHILOSOPHIE

Ouverture

Longtemps, elle en avait voulu à ses parents. Quelle idée sotte d’appeler une fille Gertrude. Aucune de ses amies n’était affublée d’une tare aussi lourde à porter. Le signe d’une erreur flagrante, pire peut-être, d’une volonté de nuire ? Ce n’est que bien plus tard qu’elle s’était réconciliée avec ce prénom désuet. La lecture de la Symphonie pastorale d’André Gide y avait grandement contribué. Elle avait aimé l’histoire de cette orpheline aveugle recueillie par un pasteur et découvrant le trouble des sentiments mêlés aux exigences de la morale. Dans ce prénom original résonnait sa personnalité singulière.

L’enseignement relevait d’un choix contraint. Que peut-on bien faire avec un master en philosophie ? Elle avait eu beau réfléchir, la France n’étant pas l’Angleterre, les autres voies lui semblaient peu réalistes. A l’issue de ses études, Gertrude avait donc choisi d’exercer le métier de professeure (elle tenait au e final) de philosophie. Tout en se disant que ce n’était pas un vrai métier. Elle allait découvrir sa première classe, une terminale littéraire plutôt bonne au sein d’un lycée de l’Est parisien dont la réputation pâtissait de résultats exécrables au baccalauréat scientifique. Une entrée en matière somme toute assez convenable, voire miraculeuse, pour une néophyte, se disait-elle.

Elle n’en éprouvait aucune crainte, juste un sentiment de profonde perplexité. Enseigner la philosophie à des adolescents en vue d’obtenir leur baccalauréat. Une ouverture, une perte de temps, une farce pitoyable, un rideau de fumée ? Bientôt, elle pourrait juger sur pièce, tenter de répondre aux objections qu’elle pressentait même chez de présumés littéraires : les textes ressemblent à des traités d’alchimie médiévaux en moins drôle, les sujets sont déconnectés du quotidien, toute l’information dont on a besoin est sur Internet, la philosophie ne sert à rien. Pas si grave, se disait-elle, la philosophie ne se résume pas seulement à la capacité d’étonnement dans laquelle on veut la circonscrire, elle suppose aussi une propension à se scandaliser ou à s’exaspérer. Un seul interdit : l’ennui. Sa mission consistait d’abord à les captiver, les tenir en haleine.

Elle savait en tous cas quelle posture elle ne voulait pas adopter. Celle du « prêtre ascétique », de l’érudit à « l’âme voutée », pourfendue par Nietzsche. Pas non plus celle du gourou. Hegel avait raison, « l’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule ». Minerve, cette déesse grecque de la sagesse et de la connaissance dont l’oiseau fétiche, la chouette, symbolise la philosophie qui pense le monde à la tombée du jour et vient donc toujours trop tard. Ni visionnaire, ni prophète, le philosophe se contente de penser ce qui est. Cela lui semblait bien suffisant.

Un jour, on lui avait demandé une définition du philosophe. Question piégeuse à laquelle elle avait répondu en citant ces quelques vers du vieil Hugo :

« Il sent, faisant passer le monde

Par sa pensée à chaque instant

Dans cette obscurité profonde

Son œil devenir éclatant ; …

La matière tombe détruite

Devant l’esprit aux yeux de lynx ;

Voir, c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphinx. »

« Mais encore ? » avait continué l’interrogateur obtus. C’est pourtant simple, se disait Gertrude. Le philosophe s’efforce de voir là où le quidam est myope, voilà tout.

« Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;

L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.

L’homme subit le joug sans connaître les causes.

Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant. »

Sacré Hugo ! Désormais, Gertrude avait hâte de « mettre les mains dans le cambouis », selon son expression préférée.

Je suis ton dieu

Par où commencer ? Au volant de sa Clio d’occasion dont elle était très fière – tout comme l’actrice de la publicité pour Renault qu’elle trouvait pourtant « nunuche », autant l’actrice que la publicité – elle s’interrogeait. De son domicile en banlieue jusqu’au lycée, le trajet ne prenait pas plus d’une demie heure lorsque la circulation était fluide. Le temps était compté. Déjà, tout au long de ce week-end ensoleillé de septembre 2019, elle avait reculé devant l’obstacle. Elle se sentait prête à aborder n’importe quel sujet au programme, la conscience, la liberté, le langage, la science…Mais dans quel ordre ? Elle n’allait quand même pas demander aux élèves de voter, cela aurait d’emblée ruiné son autorité.

Il ne restait que deux places de parking libres parmi celles réservées aux professeurs. Machinalement, elle vérifia l’heure en sachant pertinemment qu’elle n’était pas en retard. La radio passait une chanson de George Brassens :

« Je serai triste comme un saule

Quand le Dieu qui partout me suit

Me dira la main sur l’épaule

Va-t’en voir là-haut si j’y suis. »

Dieu aussi était au programme. Ce n’était sans doute pas le plus simple mais il lui semblait que le sort avait tranché : sa leçon introductive serait consacrée à Dieu…

Je est un autre

Elle retrouva ce soir-là un groupe d’amis plus ou moins sympathisants de La France Insoumise. Rapidement la discussion porta sur les exactions de la police face aux Gilets jaunes. Le jour même, un manifestant, encore un, s’était fait éborgner par un tir de LBD. La manifestation n’était pas autorisée à cet endroit-là. Gertrude fit remarquer que cette bavure, certes condamnable, pouvait avoir quelques circonstances atténuantes.  Ils l’avaient mitraillée du regard. Elle se sentit subitement comme pestiférée et les quitta sans plus ajouter un mot. Elle venait de s’autoexclure du « groupe d’amis ».

La séparation fut douloureuse. Elle l’éloignait de Jean-Luc Mélenchon, l’un des seuls hommes politiques qui trouvait grâce à ses yeux. Lui au moins mettait un peu d’âme dans ses discours. Les autres s’exprimaient comme des comptables. Elle comprenait parfaitement qu’elle avait manqué d’empathie envers ses amis ce soir-là. La violence policière était condamnable, point final, or, au lieu de compatir aux souffrances d’une malheureuse victime de cette violence, elle avait fait preuve d’un étrange relativisme. Pourtant, elle ne se sentait pas coupable. Le fameux slogan de 1968 « CRS = SS » lui avait toujours semblé assez niais. Les CRS ne font que leur boulot. Sale boulot sans doute puisque forcément entaché de bavures. Les chaines de télé dopent leur audience en montrant les victimes en train de pleurnicher sur leur triste sort. La société privilégiant les victimes, le cercle vicieux est bouclé. Les méchants policiers apparaissent toujours perdants face aux gentils manifestants.

Décidément trop binaire pour Gertrude. Elle n’avait pas envie de développer une empathie à sens unique qui l’aurait conduite à exacerber une animosité politique contre l’autre camp, celui des adversaires. Empathie devait rimer avec ouverture et tolérance. Cette pensée la consola un peu. La perte de ses amis était le prix à payer pour la liberté d’être soi. Mais au fait, se dit-elle, cela veut dire quoi être soi ? Elle avait consacré un cours à présenter, selon une logique simplement chronologique, les principaux courants philosophiques qu’un bon élève de terminale se devait de connaître. Un bagage incontournable bien qu’un peu scolaire. Elle avait envie d’un pas de côté pour aborder librement cette question de l’identité.

« Sommes-nous celui ou celle que nous croyons être ? Vous connaissez la phrase célèbre d’Arthur Rimbaud : Je est un autre ».

Gertrude avait décidé d’amorcer la séance, bille en tête, sans introduction, sans explication. Zahia, dont elle n’avait pas jusqu’à présent entendu le son de la voix, prit la parole la première. Une surprise pour Gertrude qui se demandait si elle s’exprimerait un jour ou ferait partie de la majorité silencieuse des élèves qu’on n’entendait jamais. Je te rassure, c’est normal, lui avait dit un collègue plus âgé, dans une classe la règle des 80/20 s’applique. 20% des élèves participent, les autres s’en foutent. Elle n’avait pas trouvé le commentaire rassurant. Son ambition était d’embarquer toute la classe. Mais force était de constater que les premiers mois de son professorat ne démentaient pas les constats de son expérimenté collègue.

« J’ai vu vendredi dernier une nouvelle représentation de Tous des oiseaux, la pièce de Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline. C’est curieux, les personnages parlent différentes langues, l’anglais, l’allemand, l’hébreu, l’arabe. La langue renvoie à leur identité ou ce qu’ils croient être leur identité. »

Bonne pioche. Gertrude elle-aussi avait vu la pièce, l’année d’avant. Chacun des personnages parle parfaitement deux voire trois langues. Selon qu’ils choisissent l’une ou l’autre pour s’exprimer, ils font émerger des pans différents de leur histoire personnelle. La fragmentation de la langue révèle la fragmentation de la personnalité. Gertrude avait aimé cette polyphonie. Elle demanda à Zahia de résumer l’histoire pour que tout le monde suive. Zahia objecta que ce n’était pas facile car la pièce dure quatre heures. Elle s’en sortit pourtant fort bien…

Ars Moriendi

« Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à la mort. » Gertrude ne prenait pas de gants.

« Cool » persifla Jules.

Incontournable surtout, poursuivit Gertrude. Philosopher, c’est apprendre à mourir pour Montaigne et, rappelez-vous ce que disait Camus : « Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » »

Charles-Henri voulait des précisions : « Du coup, vous voulez parler de la mort ou de la vie ? »

« Peut-on les séparer ? s’interrogea Gertrude. J’ai l’impression que ce sont les deux faces d’une même pièce. L’art de mourir est un art de vivre.

Elodie signala que la mort, ils en avaient déjà parlé dès le premier cours sous l’angle du transhumanisme qui veut s’en affranchir.

Antoine précisa : « Pas totalement, les transhumanistes admettent qu’ils ne peuvent rien contre la mort violente, ils veulent seulement augmenter nos capacités à vivre plus longtemps, éternellement si possible, en utilisant des prothèses, des injections, des implants, de l’ingénierie génétique. »

Gertrude se rappelait parfaitement cette discussion mais plus elle y réfléchissait moins elle comprenait l’attrait que suscite le transhumanisme. Sénèque faisait déjà remarquer que la mort c’est le non être. Ce qu’est le non être, elle le savait déjà. Il en sera après ce qu’il en était avant. Notre erreur est de croire que la mort ne vient qu’à la suite alors qu’elle a précédé, comme elle suivra. Tout ce qui fut avant nous, c’est la mort. Qui regrette de n’avoir pas vécu les cent ou mille ans qui ont précédé sa naissance ? Personne, alors pourquoi vouloir vivre les cent ou mille ans à venir ? Ce qui n’est pas perçu comme une perte d’un côté le serait de l’autre ?

Antoine ne voyait pas pourquoi il faudrait refuser le progrès. Sa grand-mère « augmentée », s’était fait opérer de la cataracte. Il y a cinquante ans, elle aurait été plongée dans le noir. Si demain, il pouvait régénérer son sang, avoir des yeux d’aigle, des articulations qui ne se grippent plus, un cœur d’athlète, pourquoi s’en priverait-il ?

« Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à la mort. » Gertrude ne prenait pas de gants.

« Cool » persifla Jules.

Incontournable surtout, poursuivit Gertrude. Philosopher, c’est apprendre à mourir pour Montaigne et, rappelez-vous ce que disait Camus : « Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » »

Charles-Henri voulait des précisions : « Du coup, vous voulez parler de la mort ou de la vie ? »

« Peut-on les séparer ? s’interrogea Gertrude. J’ai l’impression que ce sont les deux faces d’une même pièce. L’art de mourir est un art de vivre.

Elodie signala que la mort, ils en avaient déjà parlé dès le premier cours sous l’angle du transhumanisme qui veut s’en affranchir.

Antoine précisa : « Pas totalement, les transhumanistes admettent qu’ils ne peuvent rien contre la mort violente, ils veulent seulement augmenter nos capacités à vivre plus longtemps, éternellement si possible, en utilisant des prothèses, des injections, des implants, de l’ingénierie génétique. »

Gertrude se rappelait parfaitement cette discussion mais plus elle y réfléchissait moins elle comprenait l’attrait que suscite le transhumanisme. Sénèque faisait déjà remarquer que la mort c’est le non être. Ce qu’est le non être, elle le savait déjà. Il en sera après ce qu’il en était avant. Notre erreur est de croire que la mort ne vient qu’à la suite alors qu’elle a précédé, comme elle suivra. Tout ce qui fut avant nous, c’est la mort. Qui regrette de n’avoir pas vécu les cent ou mille ans qui ont précédé sa naissance ? Personne, alors pourquoi vouloir vivre les cent ou mille ans à venir ? Ce qui n’est pas perçu comme une perte d’un côté le serait de l’autre ?

Antoine ne voyait pas pourquoi il faudrait refuser le progrès. Sa grand-mère « augmentée », s’était fait opérer de la cataracte. Il y a cinquante ans, elle aurait été plongée dans le noir. Si demain, il pouvait régénérer son sang, avoir des yeux d’aigle, des articulations qui ne se grippent plus, un cœur d’athlète, pourquoi s’en priverait-il ?

Confinée

Elle n’avait rien vu venir. Elle n’était pas prête. Comment aurait-elle pu l’être ? Ce genre de phénomène ne se produit qu’une fois toutes les deux générations, au mieux, au pire plus exactement. Elle ne l’avait jamais vécu en vrai. Bien sûr, elle avait entendu parler de phénomènes similaires ailleurs, mais, en général, dans des pays du tiers monde culturel où les neurones des gens dysfonctionnent depuis longtemps. Chez nous, en France, patrie de la littérature, une immunité de groupe aurait dû nous protéger. Et pourtant, elle était là, elle nous toisait, la vague qui déferlait au loin et qui, bientôt, allait nous submerger. C’était l’exode, la grande transhumance improvisée des idées folles. Un tsunami de notions vagues, de concepts bidons, de fausses sciences, de mensonges déguisés en dogmes sacrés, de bons sentiments porteurs d’une haine insidieuse. Aucun doute possible : le virus de la connerie avait envahi notre beau pays.

Pourtant, elle était prévenue. Il n’y a pas si longtemps, elle avait relu Chien blanc de Romain Gary. Le romancier met une majuscule à Connerie et en parle comme de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps. Il y a ce passage aussi où il affirme que jamais, dans l’histoire, l’intelligence n’est arrivée à résoudre des problèmes humains lorsque leur cause est attribuée à la Connerie. Au mieux, elle réussit parfois à les contourner, à s’arranger avec eux par l’habileté ou par la force, mais neuf fois sur dix, lorsque l’intelligence croie déjà en sa victoire, la puissance de la Connerie ressurgit. La Connerie a désormais élu repaire aux Etats-Unis. Blottie au sein des institutions les plus prestigieuses, elle a acquis progressivement une force prodigieuse. Aujourd’hui la bête sort de sa tanière, prête à mordre quiconque tente de s’opposer à son règne annoncé.

Normal, se disait Gertrude. La vie imite Twitter, aucune pensée ne peut dépasser cent quarante caractères. Twitter a tout détruit, la philosophie, l’histoire et la littérature. Un clown est président des Etats-Unis. Que fait-il ? Il twitte. Pas la peine de compter sur l’école, elle a déserté le terrain. D’aucuns ont du pétrole dans leur sous­-sol, nous, en France, nous avons des textes et des auteurs. Pourtant, on laisse des fanatiques incendier nos puits de pétrole. Il n’y a pas si longtemps que l’on enseignait aux enfants les grandeurs de l’empire colonial français. Aujourd’hui, on en souligne les horreurs. Sans être une fan de l’empire, Gertrude déplorait cette vision hémiplégique, cet ethnocentrisme du présent qui cherche à plaquer nos réalités politiques contemporaines sur le passé.

« Les livres avaient été réécrits… les statues, rues et immeubles avaient été renommés… ». La société totalitaire, décrite dans 1984 par George Orwell était advenue. Un antiracisme en folie, pressé d’effacer toute trace et tout symbole d’un passé jugé raciste, esclavagiste ou colonialiste, envahissait la France. Il menaçait non seulement les statues, les monuments et les plaques de rues, mais aussi la littérature, le cinéma et la musique. Il trouvait parfois des soutiens inattendus comme celui de l’ancien premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault, retrouvant soudain la mémoire après s’être assis durant vingt-six ans dans la salle Colbert en tant que député et après avoir fréquemment arpenté la rue Colbert à Nantes, dont il a été maire pendant vingt-trois ans… Tant qu’à faire, pourquoi l’édile ne proposait-il pas de raser purement et simplement sa bonne ville de Nantes dont la richesse doit beaucoup, tout le monde le sait, au commerce triangulaire ? …

Clap de fin

Curieuse initiative que de se replonger dans « Justine ou les infortunes de la vertu » du divin marquis de Lacoste. La première lecture l’avait pourtant tantôt laissée de marbre, tantôt révoltée. Il lui semblait que le piédestal sur lequel nombre d’intellectuels français plaçaient Sade témoignait de leur avilissement. Elle n’avait pas perçu l’aspect prophétique d’un individualisme révolutionnaire proclamant la satisfaction illimitée de tous les appétits, l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance, un individualisme pur débouchant sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. Désormais, elle craignait de vivre de longues années. Bien sûr, elle résisterait un peu mais finirait par capituler et devenir cette personne qui ne croit plus en rien, sauf en elle-même, incapable de se projeter dans l’avenir, puisque méprisant le passé, abonnée aux multiples recettes du développement personnel pour conjurer sa vacuité, résignée et désespérée. La dernière victime de Sade.

 

Seule, sans véritable foi ni identité, SDF de l’existence vivant sur une planète sans signification, sans rêve, sans idéal, sans utopie, accrochée à son smartphone, engluée dans un vide plein de luxe, de confort et de publicité, elle serait condamnée à vivre très longtemps, peut-être éternellement. Être immortel, c’est être condamné à ne jamais finir de mourir, à prolonger sans cesse le passé, se disait-elle en versant dans un grand verre d’eau l’intégralité d’un mélange de médicaments soigneusement écrasés. Elle avait respecté scrupuleusement la recette trouvée sur Internet qui promettait une issue rapide et indolore. Une sorte de sommeil éternel, la possibilité de se fondre dans le vaste et calme néant d’avant la naissance. Elle vivait son acte comme une libération.  Son Je la délivrait de son Moi douloureux en l’assassinant. Dommage qu’elle ne puisse plus faire classe. Quel meilleur exemple pour illustrer « Je est un Autre » ?

La vie la quittait tout doucement. Trop lentement peut-être. Gertrude ne pouvait réfréner des questions dérangeantes. Ce suicide, qu’elle voyait comme une ultime liberté, n’était-il pas en réalité le seul moyen à sa disposition pour échapper à l’insupportable de l’existence ? C’est-à-dire tout le contraire d’un choix ? Où était donc la liberté tant vantée ? Les cartes seraient-elles biseautées ? Elle se donnait la mort par un acte irréversible quand, soudain, sa volonté de mourir semblait fléchir. Elle se souvenait de l’observation de Saint Augustin : « lorsque je veux, je ne veux jamais d’une volonté totale ». Sa volonté qu’elle croyait de fer se révélait sujette à caution. Elle était dans la tombe mais l’œil inquisiteur de Spinoza la regardait et des bribes du maître lui revenaient en mémoire : « L’effort pour se conserver », « l’essence même d’un être », « la première et unique origine de la vertu ».

Peut-on être morte et écouter France Inter ? …

Normal, se disait Gertrude. La vie imite Twitter, aucune pensée ne peut dépasser cent quarante caractères. Twitter a tout détruit, la philosophie, l’histoire et la littérature. Un clown est président des Etats-Unis. Que fait-il ? Il twitte. Pas la peine de compter sur l’école, elle a déserté le terrain. D’aucuns ont du pétrole dans leur sous­-sol, nous, en France, nous avons des textes et des auteurs. Pourtant, on laisse des fanatiques incendier nos puits de pétrole. Il n’y a pas si longtemps que l’on enseignait aux enfants les grandeurs de l’empire colonial français. Aujourd’hui, on en souligne les horreurs. Sans être une fan de l’empire, Gertrude déplorait cette vision hémiplégique, cet ethnocentrisme du présent qui cherche à plaquer nos réalités politiques contemporaines sur le passé.

« Les livres avaient été réécrits… les statues, rues et immeubles avaient été renommés… ». La société totalitaire, décrite dans 1984 par George Orwell était advenue. Un antiracisme en folie, pressé d’effacer toute trace et tout symbole d’un passé jugé raciste, esclavagiste ou colonialiste, envahissait la France. Il menaçait non seulement les statues, les monuments et les plaques de rues, mais aussi la littérature, le cinéma et la musique. Il trouvait parfois des soutiens inattendus comme celui de l’ancien premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault, retrouvant soudain la mémoire après s’être assis durant vingt-six ans dans la salle Colbert en tant que député et après avoir fréquemment arpenté la rue Colbert à Nantes, dont il a été maire pendant vingt-trois ans… Tant qu’à faire, pourquoi l’édile ne proposait-il pas de raser purement et simplement sa bonne ville de Nantes dont la richesse doit beaucoup, tout le monde le sait, au commerce triangulaire ? …

DIRIGER APRÈS VIVRE AVEC

Préface

Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF

Économies à l’arrêt, populations confinées… la crise du Coronavirus a ébranlé toutes nos certitudes et modifié toutes nos habitudes. Pour certains, elle signe la fin d’un monde et d’un modèle économique globalisés, qui ont montré leurs imperfections et leurs limites, pour d’autres elle révèle surtout des dysfonctionnements flagrants qu’il est urgent de corriger. On ne compte plus aujourd’hui les livres qui analysent ce que sera ou devrait être « le monde d’après » et qui invitent l’humanité, mais aussi l’entreprise, à se réinventer. Parmi tous ces ouvrages, celui de Gérard Schoun, « Diriger après Vivre avec… » occupe indubitablement une place à part en ce qu’il propose de « refonder la légitimité de l’entreprise, d’interroger son éthique, de concevoir différemment sa création de valeur et de renforcer sa résilience ».

Loi Pacte, révolution numérique, changement climatique, prise en compte de la biodiversité, et aujourd’hui Coronavirus… rien ne sera plus comme avant dans
l’entreprise et tous les chefs d’entreprise vont devoir apprendre à diriger autrement. Gérard Schoun leur pro10 pose douze leviers essentiels pour « diriger après et vivre avec » les défis d’aujourd’hui et de demain. Ce n’est pas tant d’une révolution dont il est question ici que d’un retour salutaire à des principes directeurs parfois oubliés. Réinvention ne se conjugue pas nécessairement avec table rase mais plutôt avec questionnement sur la place de l’entreprise dans la société.
C’est d’ailleurs aussi l’esprit de la loi Pacte qui, en consacrant la RSE, a introduit dès 2019 le débat sur les nouvelles responsabilités entrepreneuriales et donné aux entreprises volontaires l’opportunité de se doter d’une « raison d’être ». Dès janvier de la même année, c’était déjà chose faite pour le MEDEF, qui, en pleine crise des gilets, choisissait comme raison d’être « agir ensemble pour une croissance responsable ». Une démarche prémonitoire à laquelle la crise du Coronavirus vient donner toute sa légitimité. Comme le souligne Gérard Schoun, les entreprises sont en effet de plus en plus jugées sur leurs comportements, leur éthique et la sincérité de leurs engagements.
Si, toutes les entreprises ont en fait une raison d’être, parce qu’elles ont une utilité, elle n’est toutefois pas nécessairement formalisée. Gérard Schoun invite donc tous les dirigeants à s’approprier cette notion et à l’exprimer clairement, pour pouvoir ensuite plus facilement élaborer des scénarii pour le futur, car, dit-il, « piloter une entreprise sans penser l’avenir, c’est un peu comme rouler de nuit à vive allure sans allumer les phares ».
Comme nous au MEDEF, il est également persuadé que la reprise passera en grande partie par le formidable tissu de TPE, PME et start-up, qui sont la force vive de notre pays. De nombreuses PME sont d’ores et déjà depuis longtemps engagées en RSE, sans nécessairement mettre ce terme sur leurs actions alors que les plus grandes entreprises ont souvent l’obligation légale d’en rendre compte. Mais pour toutes, grandes ou petites, cet engagement est crucial, notamment pour attirer les talents et maîtriser les risques. Il est clair pour une grande majorité de dirigeants que la pandémie renforce encore la nécessité d’un tel engagement. Le livre de Gérard Schoun vient les accompagner en sortie de confinement, pour les aider à définir le cap vers un nouveau modèle et une nouvelle manière de diriger.
Ode à une responsabilité élargie de l’entreprise, désormais incontournable, l’ouvrage propose un éclairage stimulant à tout chef d’entreprise soucieux de rebondir après la crise sans précédent que nous venons de traverser. On n’y trouve aucune recette magique mais une analyse des fondamentaux du management revisité à l’aune des nouveaux défis. L’auteur choisi de parier sur l’intelligence des dirigeants, leur capacité à allier humilité, courage, et hardiesse. Je suis convaincu que ce pari sera relevé.

Geoffroy ROUX DE BÉZIEUX
Président du MEDEF

Introduction

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Friedrich Hölderlin

« Rien ne sera plus comme avant, entrons dans le monde d’après ». Vous en souvenez-vous, c’était l’invitation du Grenelle de l’Environnement. « Rien ne sera plus comme avant », ce fut aussi le message martelé durant la crise des subprimes. Las, rien n’a véritablement changé. La décennie 2010-2019 est la plus chaude jamais observée. Un nombre incroyable d’espèces sont en voie d’extinction. La spéculation financière ne s’est pas ralentie. La protection des données personnelles se heurte au pouvoir des GAFAM.

Les années en neuf seraient, dit-on, des années révélatrices de tensions accumulées et annonciatrices de grands changements. 1929 : la grande dépression jette des millions de personnes dans la misère. 1939 : la seconde guerre mondiale est déclarée. 1949 : Mao Zedong fonde la République Populaire de Chine. 1959 : un jeune barbu débarque le dictateur Batista à Cuba. 1969 : l’homme marche sur la Lune. 1979 : l’ayatollah Khomeyni rentre d’exil et proclame la république islamique, Margaret Thatcher prend le pouvoir au Royaume-Uni et déclenche une vague mondiale de dérégulation néolibérale. 1989 : le mur de Berlin tombe, Tim Berners-Lee évoque la création d’une « toile mondiale», le World Wide Web. 2009 : la crise financière, née avec les subprimes aux États-Unis, s’étend à l’ensemble de la planète.
Venons-en à 2019. Plutôt calme hormis des incendies catastrophiques au Brésil et en Australie et celui de Notre Dame de Paris. En fin d’année, on apprend qu’une pneumonie d’origine inconnue a été signalée à Wuhan, en Chine. Elle serait due à un virus, le SARS-CoV-2, appartenant à la famille des virus du Corona parce qu’il ressemble à une couronne. On l’appelle le (ou la) Covid-19 (diminutif de corona virus disease 2019). Les Chinois mangent trop de pangolins et de chauves-souris, il est grand temps qu’ils changent leurs habitudes alimentaires et arrêtent de cracher ! Mais chez nous, c’est différent bien sûr. La suite est connue.
La cure de désintoxication sera rude. À la fin du siècle dernier, l’approche du « re-engineering » fut le point culminant d’une révolution visant à maximiser la productivité des organisations et leur capacité à générer du profit. Une révolution qui est allée à son terme. Retour à la case départ. Chacun perçoit aujourd’hui qu’il ne s’agit plus seulement de réinventer la mécanique du fonctionnement de l’entreprise, mais de refonder sa légitimité, d’interroger son éthique, de concevoir différemment sa création de valeur, de renforcer sa résilience face à des menaces protéiformes. Une nouvelle voie s’impose, que j’avais pompeusement appelée en 2004 le « re-imagineering », en clin d’oeil et contrepoint à sa terrible devancière. Il convient désormais de questionner les finalités, les représentations et les pratiques du management au regard d’une notion de responsabilité élargie. Pour autant, il ne s’agit pas de faire table rase du passé mais d’utiliser un savoir existant et fragmenté pour le recomposer de manière créative.
Qu’est-ce qu’une entreprise ? Un projet partagé certes mais un projet défini par qui, partagé par qui, un projet enfin pour quoi faire ? Où s’arrête la responsabilité de l’entreprise ? D’où tire-t-elle sa légitimité ? Que produit-elle, des biens, des liens ? Questions qui se rajoutent à une feuille de route déjà chargée pour ceux qui sont aux commandes. Questions d’autant plus difficiles que la culture dominante est celle du temps réel, de l’éphémère et de l’apparence, une culture qui brouille les repères et engendre l’activisme, seule attitude apparemment viable quand les buts sont hors de vue ou éclatés en une myriade d’injonctions contradictoires.
Comment diriger après le tsunami sanitaire, économique, social engendré par l’épidémie ? Comment vivre avec ses séquelles et les conflagrations à venir, momentanément reléguées au second plan ? Car il y en aura d’autres. Rien ne dit que le Covid-19 ou ses petits cousins ne viendront pas nous rendre visite à fréquence régulière. Espérons que cela ne soit pas chaque année comme la grippe. D’autres virus, moins naturels mais tout aussi dangereux, circulent, comme le Mespinoza-Pysa, un virus-pirate servant à rançonner villes et entreprises. Dans la nuit du 13 mars 2020, une attaque « massive et minutieusement préparée » vise Marseille. Le rançongiciel pénètre subrepticement dans les ordinateurs des utilisateurs puis encrypte les fichiers les plus importants pour les usagers avec un algorithme complexe qui les rend totalement inutilisables. 90 % des serveurs sont paralysés. La vie sociale par voie informatique est soudain bloquée dans la métropole de 1,8 million d’habitants, 48 heures avant le confinement. Une attaque ravageuse restée relativement inaperçue. La série de Canal+ Le bureau des légendes, dans l’épisode 6 de sa saison 5, met en scène un scénario similaire.
Le Covid-19 a monopolisé l’attention. Il n’a pas chassé les nuages qui obscurcissent l’horizon. Les Marcheurs Blancs de notre Game of Throne inversé sont connus. Parfois, les menaces pratiquent la convergence des luttes. Hasard du calendrier, France 2 programma le 14 mars 2020 un bel et sombre documentaire sur les glaciers prophétisant que la fonte du permafrost allait libérer toutes sortes de virus encore inconnus. Mais pas à brève échéance ce qui permet de procrastiner encore un peu. L’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre a trouvé une jolie formule pour qualifier notre insouciance collective face au réchauffement climatique et à l’érosion de la biodiversité : « la tragédie de l’horizon lointain ». Le « Green Deal » européen changera-t-il la donne ?
Épidémies, pestes, tremblements de terre, sécheresses, ces fléaux classiques ont donné lieu dans le passé à de nombreux témoignages de qualité inégale. Des diverses épidémies dont la mémoire plus ou moins pâlie s’est conservée jusqu’à nous, émerge celle qui frappa Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Son souvenir est inscrit dans un des chefs-d’oeuvre du classicisme attique, La guerre du Péloponnèse de Thucydide. Le récit transcende son actualité du moment pour revêtir une valeur universelle. Or il n’incite pas à l’optimisme, la pandémie avait conduit à un cataclysme et à une désintégration sociétale. À rebours de ce sombre rappel, l’objectif de cet ouvrage est d’examiner comment les entreprises peuvent contribuer à faire de la crise sanitaire une opportunité pour susciter des dynamiques plus positives et adresser les autres défis auxquels elles font face.
Les changements réels et durables naissent souvent empiriquement, par essai-erreur et avec l’assentiment des premiers intéressés. Cet ouvrage décrit douze leviers essentiels au chef d’entreprise pour diriger après le choc du Coronavirus et vivre avec d’autres défis actuels et à venir dans contexte incertain. La démarche a un coût mais la construction d’une entreprise plus agile et résiliente n’a pas de prix. Durer exige de plus en plus de souplesse, d’imagination, de finesse et de responsabilité. Ces leviers ne s’apparentent ni aux vadémécums ni aux baguettes magiques agités par la foule des pythies, des prophètes, des catéchistes, qui aspirent à guider le dirigeant sur la bonne voie en l’invitant à rompre avec son passé de pécheur. Il s’agit seulement d’outils pour analyser, penser, panser, ajuster, reconfigurer… Des outils d’ores et déjà actionnés par des hommes et des femmes passionnés qui, chacun à leur place – dirigeants de grandes entreprises, entrepreneurs, chercheurs, consultants – tentent de se frayer dès à présent un chemin dans un monde aux contours flous. Je veux ici, modestement, leur rendre hommage. Puissent-ils en inspirer bien d’autres !

TOUTES LES VICTIMES SONT CONSENTANTES

Ekaterina (extrait de la première nouvelle)

« Toutes les victimes sont consentantes.»

Comment avait-il pu prononcer ces mots ? Ekaterina en était encore révulsée. Elle voyait ce psy depuis trois mois à peine. Celui-là ne durera pas dix ans, se disait-elle en pensant au précédent. Elle pressait le pas. Le vernissage avait débuté depuis plus d’une heure. La galerie devait être noire de monde.

Son amie, Pauline, la gronderait certainement. Non que ce fut la première exposition de Pauline, mais jusqu’à présent elle s’était contentée d’obscures adresses au fin fond du XXème arrondissement. Pas le genre à attirer la fine fleur de la critique. Là, c’était différent, la réception avait lieu Place des Vosges. Une consécration. La porte était grande ouverte. Ekaterina franchit enfin le seuil et aperçut immédiatement Pauline en grande conversation avec un homme assez âgé, aux cheveux argentés, dont l’allure à la fois élégante et décontractée trahissait l’état civil. Un critique sans aucun doute. Ekaterina se disait qu’elle l’avait déjà rencontré mais ne se souvenait plus à quelle occasion ; sans doute un autre vernissage, il devait être un habitué.

Ekaterina s’approcha de Pauline et du critique en veillant à ne pas se faire remarquer. Surtout ne pas interrompre la conversation, Pauline lui en aurait voulu. L’homme ne manquait pas d’éloquence. « Ce que j’apprécie particulièrement dans votre peinture, ce sont ces ciels chargés de matière, ces flots écumants, les uns poussant les autres au gré d’une marée de la Création. Vous voyez, la lutte des contraires, tout est là, dans ce combat. Vous y apportez un voile de tendresse… ».

Djihad Jim (extrait de la seconde nouvelle)

« Allahu Akbar »

La fillette le regardait avec des yeux apeurés. La crosse fit un bruit bizarre. Ou était-ce le mélange des sons qui donnait cette impression ? Sa mère avait poussé un cri d’horreur avant de s’effondrer en larmes au pied de l’enfant qui gisait par terre, le crâne défoncé. Jim contemplait la scène.

Comme les fois précédentes, il s’étonnait de ne rien ressentir, ni doute, ni remord, ni sentiment de puissance. Juste la certitude que ce qui devait être accompli l’avait été.

« C’est dans le Coran », disait Karim. Jim aimait bien Karim. C’est grâce à lui qu’il avait pu se rendre en Syrie. Il avait fallu surmonter bien des obstacles. Le plus simple fut la conversion. Il avait été enfant de chœur dans sa jeunesse. Tout au long de sa vie, il avait accompli tous les rites pour être un bon catholique, le baptême, la communion, les passages à confesse. Cet ensemble de pratiques lui semblaient désormais surannées. Surtout, elles contrastaient fortement avec la réalité de la croyance. Il était vite arrivé à la conclusion que les catholiques faisaient semblant. De vrais pharisiens. Lui cherchait Dieu. Ni sa mère, une ex-soixante-huitarde à moitié alcoolique, ni son père, constamment en déplacement, ne pouvaient l’aider. Dans son quartier, à Lille, il avait des copains musulmans, Karim en particulier. C’est lui qui lui avait fait rencontrer des gens à la mosquée.

Aurore (extrait de la troisième nouvelle)

« Au commencement était le verbe. »

Déjà à l’école élémentaire, son carnet de notes portait invariablement la mention « bavardages ». Aurore était bien obligée de l’admettre, c’était une bavarde impénitente. C’était sa façon de se relier au monde. Ses parents, très tôt, avaient plutôt encouragé ce penchant. Il faut dire qu’avant, elle mordait. Beaucoup plus tard, elle découvrit la croyance tantrique à la toute-puissance d’une parole, « Mère des dieux », animatrice d’un univers n’existant que s’il est dit.

Elle aimait son nom qui sonnait comme une promesse. Son père lui avait parlé d’une théorie développée par deux historiens américains dans un ouvrage paru en 2005 où ils analysaient le surgissement des crises et leur prolongement sur une période historique longue. Curieusement, depuis 1400 aux États-Unis, les crises majeures se seraient reproduites avec une très grande régularité tous les quatre-vingt ans environ, la dernière grande crise mondiale datant de 1929, il fallait s’attendre à une déflagration majeure à la fin de la décennie 2000. Bingo. La crise des subprimes avalisa la thèse des chercheurs. Ce que le père d’Aurore avait particulièrement apprécié c’était leur analyse de la période post-crise. Chaque génération touchée essayait de se coltiner la crise, d’apporter une solution même partielle, jusqu’à ce qu’enfin une génération arrive et change toutes les règles du jeu. Les chercheurs l’avaient appelé la « génération prophète ». Ce sont les millenials qui formeront cette génération d’après la crise financière de 2007-2009. Ce sont les individus nés autour de l’an 2000 qui formeront cette génération. Cool d’appartenir à la génération prophète ! Aurore avait immédiatement acheté l’idée.

Frédéric (extrait de la quatrième nouvelle)

« Les morts-vivants hantent depuis longtemps la politique française. »

Frédéric fredonnait les paroles de cette chanson de Jacques Dutronc qu’il affectionnait tout particulièrement : « Il est sympa et attirant, mais mais mais …méfiez-vous, c’est un truand. » Le roi des voleurs, c’était lui. N’avait-il pas volé la dernière élection présidentielle à son concurrent du second tour, et du même coup sorti le sortant ?

Il se souvenait avec délectation de ces meetings quand des milliers de personnes communiaient dans l’écoute de ses discours survoltés où il pourfendait les riches, distribuaient des emplois futurs à qui en voulait, se laissait aller à de grandes envolées lyriques sur la grandeur française. Le moment le plus grisant, c’était bien sûr « l’after ». Il ne s’occupait pas de l’intendance de ces grand-messes sauf pour le choix du bistrot où il allait quelques fois trinquer, mais le plus souvent dîner, avec ses proches compagnons (manger avant un meeting est toujours un peu dangereux, à plusieurs reprises il avait été gêné par un estomac ballonné, des gargouillis inopportuns, une fatigue tenace). Mais plus que ses amis politiques, c’étaient les « pièces rapportées » qui l’intéressaient.

Tout particulièrement les femmes. Il y en avait toujours, des groupies d’un soir, suffisamment futées pour se faire admettre dans le cercle restreint des convives. C’étaient des proies faciles, il le savait. Elles adoraient son humour potache, sa simplicité. Elles se sentaient flattées par l’apparente considération qu’un homme de pouvoir comme lui daignait leur porter. Il était rare qu’il ne s’en trouve pas une pour poursuivre le jeu de séduction dans sa chambre d’hôtel.

Stanislas (extrait de la cinquième nouvelle)

« Ce qui manque ne peut être compté. » La sentence de l’Ecclésiaste résonnait bizarrement dans sa tête. Il sentait confusément que la réponse à ses interrogations se nichait dans ces sept mots.

Sa vie avait basculé en 2012. Avant, tout s’était bien passé. Stanislas était né dans une famille de la classe moyenne. Moyenne basse. Son père était ouvrier, ce que le titre officiel d’opérateur spécialisé laissait à peine deviner. Ouvrier était devenu un terme péjoratif dans les entreprises industrielles françaises, avec un côté vieillot qui ne cadrait plus avec la communication officielle. Le changement sémantique traduisait d’ailleurs une certaine réalité. Un ouvrier est quelqu’un qui œuvre à quelque chose. Stanislas n’avait jamais eu ce sentiment vis-à-vis de son père. Sa mère travaillait à la sous-préfecture en tant que secrétaire administrative. La famille habitait une ville dont le nom se termine par ange, comme bien d’autres dans cette région de la sidérurgie mosellane qui ne ressemblait pourtant guère à un paradis. D’ailleurs, le paradis n’était pas terrestre lui répétait sa mère, une catholique fervente. Stanislas était enfant de chœur et s’acquittait fort bien de sa tâche. Elle aurait aimé qu’il devienne prêtre.