Morceaux choisis
GERTRUDE OU LES FORTUNES DE LA PHILOSOPHIE
Ouverture
Longtemps, elle en avait voulu à ses parents. Quelle idée sotte d’appeler une fille Gertrude. Aucune de ses amies n’était affublée d’une tare aussi lourde à porter. Le signe d’une erreur flagrante, pire peut-être, d’une volonté de nuire ? Ce n’est que bien plus tard qu’elle s’était réconciliée avec ce prénom désuet. La lecture de la Symphonie pastorale d’André Gide y avait grandement contribué. Elle avait aimé l’histoire de cette orpheline aveugle recueillie par un pasteur et découvrant le trouble des sentiments mêlés aux exigences de la morale. Dans ce prénom original résonnait sa personnalité singulière.
Je suis ton dieu
Par où commencer ? Au volant de sa Clio d’occasion dont elle était très fière – tout comme l’actrice de la publicité pour Renault qu’elle trouvait pourtant « nunuche », autant l’actrice que la publicité – elle s’interrogeait. De son domicile en banlieue jusqu’au lycée, le trajet ne prenait pas plus d’une demie heure lorsque la circulation était fluide. Le temps était compté. Déjà, tout au long de ce week-end ensoleillé de septembre 2019, elle avait reculé devant l’obstacle. Elle se sentait prête à aborder n’importe quel sujet au programme, la conscience, la liberté, le langage, la science…Mais dans quel ordre ? Elle n’allait quand même pas demander aux élèves de voter, cela aurait d’emblée ruiné son autorité.
Je est un autre
Elle retrouva ce soir-là un groupe d’amis plus ou moins sympathisants de La France Insoumise. Rapidement la discussion porta sur les exactions de la police face aux Gilets jaunes. Le jour même, un manifestant, encore un, s’était fait éborgner par un tir de LBD. La manifestation n’était pas autorisée à cet endroit-là. Gertrude fit remarquer que cette bavure, certes condamnable, pouvait avoir quelques circonstances atténuantes. Ils l’avaient mitraillée du regard. Elle se sentit subitement comme pestiférée et les quitta sans plus ajouter un mot. Elle venait de s’autoexclure du « groupe d’amis ».
La séparation fut douloureuse. Elle l’éloignait de Jean-Luc Mélenchon, l’un des seuls hommes politiques qui trouvait grâce à ses yeux. Lui au moins mettait un peu d’âme dans ses discours. Les autres s’exprimaient comme des comptables. Elle comprenait parfaitement qu’elle avait manqué d’empathie envers ses amis ce soir-là. La violence policière était condamnable, point final, or, au lieu de compatir aux souffrances d’une malheureuse victime de cette violence, elle avait fait preuve d’un étrange relativisme. Pourtant, elle ne se sentait pas coupable. Le fameux slogan de 1968 « CRS = SS » lui avait toujours semblé assez niais. Les CRS ne font que leur boulot. Sale boulot sans doute puisque forcément entaché de bavures. Les chaines de télé dopent leur audience en montrant les victimes en train de pleurnicher sur leur triste sort. La société privilégiant les victimes, le cercle vicieux est bouclé. Les méchants policiers apparaissent toujours perdants face aux gentils manifestants.
Ars Moriendi
« Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à la mort. » Gertrude ne prenait pas de gants.
« Cool » persifla Jules.
Incontournable surtout, poursuivit Gertrude. Philosopher, c’est apprendre à mourir pour Montaigne et, rappelez-vous ce que disait Camus : « Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » »
Charles-Henri voulait des précisions : « Du coup, vous voulez parler de la mort ou de la vie ? »
« Peut-on les séparer ? s’interrogea Gertrude. J’ai l’impression que ce sont les deux faces d’une même pièce. L’art de mourir est un art de vivre.
Elodie signala que la mort, ils en avaient déjà parlé dès le premier cours sous l’angle du transhumanisme qui veut s’en affranchir.
Antoine précisa : « Pas totalement, les transhumanistes admettent qu’ils ne peuvent rien contre la mort violente, ils veulent seulement augmenter nos capacités à vivre plus longtemps, éternellement si possible, en utilisant des prothèses, des injections, des implants, de l’ingénierie génétique. »
Confinée
Elle n’avait rien vu venir. Elle n’était pas prête. Comment aurait-elle pu l’être ? Ce genre de phénomène ne se produit qu’une fois toutes les deux générations, au mieux, au pire plus exactement. Elle ne l’avait jamais vécu en vrai. Bien sûr, elle avait entendu parler de phénomènes similaires ailleurs, mais, en général, dans des pays du tiers monde culturel où les neurones des gens dysfonctionnent depuis longtemps. Chez nous, en France, patrie de la littérature, une immunité de groupe aurait dû nous protéger. Et pourtant, elle était là, elle nous toisait, la vague qui déferlait au loin et qui, bientôt, allait nous submerger. C’était l’exode, la grande transhumance improvisée des idées folles. Un tsunami de notions vagues, de concepts bidons, de fausses sciences, de mensonges déguisés en dogmes sacrés, de bons sentiments porteurs d’une haine insidieuse. Aucun doute possible : le virus de la connerie avait envahi notre beau pays.
Clap de fin
Curieuse initiative que de se replonger dans « Justine ou les infortunes de la vertu » du divin marquis de Lacoste. La première lecture l’avait pourtant tantôt laissée de marbre, tantôt révoltée. Il lui semblait que le piédestal sur lequel nombre d’intellectuels français plaçaient Sade témoignait de leur avilissement. Elle n’avait pas perçu l’aspect prophétique d’un individualisme révolutionnaire proclamant la satisfaction illimitée de tous les appétits, l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance, un individualisme pur débouchant sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. Désormais, elle craignait de vivre de longues années. Bien sûr, elle résisterait un peu mais finirait par capituler et devenir cette personne qui ne croit plus en rien, sauf en elle-même, incapable de se projeter dans l’avenir, puisque méprisant le passé, abonnée aux multiples recettes du développement personnel pour conjurer sa vacuité, résignée et désespérée. La dernière victime de Sade.
DIRIGER APRÈS VIVRE AVEC
Préface
Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF
Économies à l’arrêt, populations confinées… la crise du Coronavirus a ébranlé toutes nos certitudes et modifié toutes nos habitudes. Pour certains, elle signe la fin d’un monde et d’un modèle économique globalisés, qui ont montré leurs imperfections et leurs limites, pour d’autres elle révèle surtout des dysfonctionnements flagrants qu’il est urgent de corriger. On ne compte plus aujourd’hui les livres qui analysent ce que sera ou devrait être « le monde d’après » et qui invitent l’humanité, mais aussi l’entreprise, à se réinventer. Parmi tous ces ouvrages, celui de Gérard Schoun, « Diriger après Vivre avec… » occupe indubitablement une place à part en ce qu’il propose de « refonder la légitimité de l’entreprise, d’interroger son éthique, de concevoir différemment sa création de valeur et de renforcer sa résilience ».
Introduction
« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Friedrich Hölderlin
« Rien ne sera plus comme avant, entrons dans le monde d’après ». Vous en souvenez-vous, c’était l’invitation du Grenelle de l’Environnement. « Rien ne sera plus comme avant », ce fut aussi le message martelé durant la crise des subprimes. Las, rien n’a véritablement changé. La décennie 2010-2019 est la plus chaude jamais observée. Un nombre incroyable d’espèces sont en voie d’extinction. La spéculation financière ne s’est pas ralentie. La protection des données personnelles se heurte au pouvoir des GAFAM.
TOUTES LES VICTIMES SONT CONSENTANTES
Ekaterina (extrait de la première nouvelle)
« Toutes les victimes sont consentantes.»
Comment avait-il pu prononcer ces mots ? Ekaterina en était encore révulsée. Elle voyait ce psy depuis trois mois à peine. Celui-là ne durera pas dix ans, se disait-elle en pensant au précédent. Elle pressait le pas. Le vernissage avait débuté depuis plus d’une heure. La galerie devait être noire de monde.
Djihad Jim (extrait de la seconde nouvelle)
« Allahu Akbar »
La fillette le regardait avec des yeux apeurés. La crosse fit un bruit bizarre. Ou était-ce le mélange des sons qui donnait cette impression ? Sa mère avait poussé un cri d’horreur avant de s’effondrer en larmes au pied de l’enfant qui gisait par terre, le crâne défoncé. Jim contemplait la scène.
Aurore (extrait de la troisième nouvelle)
« Au commencement était le verbe. »
Déjà à l’école élémentaire, son carnet de notes portait invariablement la mention « bavardages ». Aurore était bien obligée de l’admettre, c’était une bavarde impénitente. C’était sa façon de se relier au monde. Ses parents, très tôt, avaient plutôt encouragé ce penchant. Il faut dire qu’avant, elle mordait. Beaucoup plus tard, elle découvrit la croyance tantrique à la toute-puissance d’une parole, « Mère des dieux », animatrice d’un univers n’existant que s’il est dit.
Frédéric (extrait de la quatrième nouvelle)
« Les morts-vivants hantent depuis longtemps la politique française. »
Frédéric fredonnait les paroles de cette chanson de Jacques Dutronc qu’il affectionnait tout particulièrement : « Il est sympa et attirant, mais mais mais …méfiez-vous, c’est un truand. » Le roi des voleurs, c’était lui. N’avait-il pas volé la dernière élection présidentielle à son concurrent du second tour, et du même coup sorti le sortant ?
Stanislas (extrait de la cinquième nouvelle)
« Ce qui manque ne peut être compté. » La sentence de l’Ecclésiaste résonnait bizarrement dans sa tête. Il sentait confusément que la réponse à ses interrogations se nichait dans ces sept mots.